Ou l'on voit que l'honnêteté paye...
Une fois n'est pas coutume, je vous livre un article qui n'est pas de moi mais de Paul Loriot, violoniste. Il est paru dans La Lettre du Musicien de la première quinzaine de mars 2007 - n°339.
Cet article est intégralement reproduit, avec l'accord de son auteur.
D. Khor
"Vous avez toujours nourri en secret le rêve de devenir un grand violoniste, vous avez conscience de votre retard (que vous rattrapez petit à petit), mais vous vous accrochez, vous avez soif d'enseignement et vous suivez les conseils de vos professeurs. Vous décrochez votre UV de fin d'étude (non sans difficultés) et vous effectuez votre première année de perfectionnement. Puis, un jour, vous effectuez par hasard un stage dans un hôpital, vous découvrez un nouveau milieu... La décision est prise très rapidement : vous deviendrez infirmier. Vous passez le concours d'infirmier. Vous réussissez.
Vous devez vous rendre à l'évidence, vous ne pourrez embrasser une carrière de violoniste professionnel. Et c'est mieux ainsi. L'épée de Damoclès qui pesait sur vous disparaît brusquement. Soulagé de ce poids, vous vous redressez et vous tenez votre instrument bien mieux. Vous n'avez plus mal au ventre quand vous jouez devant un public. D'ailleurs, vous n'avez jamais pris autant de plaisir à jouer du violon, vous progressez comme jamais, vos professeurs sont contents, et vous encore plus. Vous vous dites que vous devez absolument profiter d'une seconde année de perfectionnement. Reste à passer l'entretien avec le directeur du CNR.
Devant une table, le directeur et votre professeur de musique de chambre vous attendent. Le directeur prend la parole : «Quel conservatoire supérieur souhaitez-vous présenter cette année ? » Aucun, puisque vous jouez du violon pour votre plaisir ! «Très bien, expliquez-moi ça ! »
Vous décrivez votre parcours et votre nouvelle formation. Depuis que vous avez changé de voie, vous vous sentez libéré, vous n'avez jamais autant progressé et vous prenez à présent un plaisir immense à jouer. C'est pour cela que vous souhaitez une deuxième année de perfectionnement, vous avez encore beaucoup à apprendre de votre professeur, vous vous entendez particulièrement bien avec lui et vous aimez son enseignement. « Si vous jouez mieux, c'est parce que vous n'avez plus de pression sur les épaules ? » Oui, c'est ça.
« Et donc, vous n'avez plus envie de devenir professionnel, vous êtes à présent amateur... » Oui, c'est tout à fait ça, vous travaillez votre instrument pour votre plaisir, mais vous avez toujours envie de progresser, de devenir un très bon violoniste. «J'aimerais comprendre quelque chose, ne voyez pas dans ma question le moindre jugement: pourquoi demander une seconde année de cycle spécialisé ? »
Vous avez la sensation désagréable de vous répéter... «Je me permets d'insister, et à nouveau, je ne vous juge pas; maintenant que vous êtes amateur, pourquoi ne pas vous contenter du répertoire de musique de chambre?» Vous devinez ses pensées (ses jugements), mais vous vous accrochez: vous avez envie de progresser, etc. «Parce que vous avez encore envie de progresser en travaillant Vieuxtemps ? »
Vous avez compris. Vous vous souvenez tout-à coup de votre professeur de philosophie : dans l'existentialisme sartrien, le regard de l'autre vous stigmatise ! Ce terme d'amateur employé péjorativement résonne toujours dans votre esprit. Pour beaucoup, vous ne serez plus qu'un amateur... qui ne peut plus progresser.
Vous êtes remercié, vous souriez. Le verdict tombe : vous n'effectuerez pas de deuxième année de perfectionnement. Le lendemain, vous téléphonez à votre professeur de musique de chambre: «Vous savez, nous n'avions plus autant de place que l'an dernier, nous avons refusé de nombreux candidats externes et mêmes internes. » Vous avouez que vous regrettez de ne pas avoir menti sur votre avenir musical. «Ils privilégient pour le perfectionnement ceux qui souhaitent entrer dans les conservatoires supérieurs. » Vous souriez, car, cette année, aucun élève n'a réussi le moindre concours...
Votre argument impose le silence.
«Ne soyez pas triste, vous pourrez toujours voir votre professeur en cours particulier. » Bien sûr, à 60 euros de l'heure, votre budget étudiant vous permettra de le voir toutes les semaines !
Désormais, vous prenez l'habitude :
- Vous êtes musicien ?
- Non, amateur seulement...
Vous souhaitez rassurer vos amis musiciens dits "professionnels" : si ! si ! Vous prendrez le pli, difficilement, c'est certain, mais vous y arriverez. Vous n'avez pas pris un seul cours de violon depuis cinq semaines et vous peinez à monter ce troisième mouvement du Concerto de Beethoven et cette fugue de Bach. D'ailleurs, vous ne rêvez plus comme avant. Vous avez même parfois envie d'ailleurs... Mais vous vous abstenez, fierté oblige ! Votre seul regret : avoir dit la vérité à ce jury, vous vous en voulez à mort. Cette maudite honnêteté qui vous a toujours accompagnée vous a encore une fois coûté cher...
A bon amateur, salut !
Paul Loriot"
extrait de : La Lettre du Musicien - 1ère quinzaine de mars 2007 - n°339.